Musée de l'Immigration à Paris, © Alexandra Pignolet
À sa création, le Palais de la Porte Dorée accueillait le musée des Colonies. Il a été, depuis, transformé en musée national de l’histoire de l’immigration, © Alexandra Pignolet

Décoloniser les esprits, le renouvellement du discours des musées français sur la colonisation

Un musée peut-il présenter une sculpture d’un esclave noir, heureux de porter un fardeau de pierres précieuses ? Exposer un masque africain, uniquement pour sa valeur esthétique, alors qu’il a été acquis lors de pillages coloniaux ? Oui, mais à condition d’indiquer clairement le contexte de création et d’acquisition de ces œuvres. Voilà le nouvel engagement des musées quant à leur héritage colonial.

Les œuvres issues de l’héritage colonial, « ne sont plus exposées sans commentaires aujourd’hui » précisait un panonceau lors de l’exposition « Miroir du monde » au musée du Luxembourg (14 sept. 2022 – 15 janv. 2023). Dans les parcours de visite, des panneaux explicatifs se multiplient pour partager aux visiteurs les réflexions muséales actuelles : la remise en question des représentations stéréotypées, le contexte géopolitique dans lequel les collections ont été constituées.

Le musée et son public

La mission initiale des musées, c’est de transmettre l’héritage des générations passées à celles futures. Mais elle se double désormais d’une seconde : celle de véhiculer des valeurs, en questionnant les récits antérieurs, pour mieux comprendre notre présent. C’est sur ce nouvel objectif qu’ont porté les réflexions sur la dernière définition du musée par le Conseil international des musées (ICOM), explique Felicity Bodenstein, spécialiste de l’histoire des musées et des collections en Europe.

Oeuvres d'art sculptés, têtes de rois Oba couronnés, exposé au Quai Branly, art africain
Ces têtes de rois Oba couronnés, conservées au musée du Quai Branly, font partie des « objets mal acquis » de l’héritage colonial. Elles sont issues de l’expédition punitive britannique à Benin City en 1897 qui mis à sac la ville et le palais royal. © Alexandra Pignolet

Comme reflet d’une société et de son évolution, le musée fabrique des récits et ceux-ci évoluent avec le temps, avec leur temps. Parler de la colonisation, c’est aussi parler de problématiques sociétales qui font l’actualité, comme le racisme, parce que l’histoire coloniale n’incarne pas seulement le passé : elle fait partie de notre héritage. L’historien Pascal Blanchard souligne :

L’intérêt d’une institution muséale, c’est que ça l’oblige à dialoguer avec ses publics.

À la recherche de « l’information manquante »

Le contexte dans lequel les collections ont été constituées reste parfois trouble pour les institutions muséales. Aux XVIe-XVIIIe siècles, « quand les objets arrivaient, [les collectionneurs] ne portaient pas grand intérêt à la provenance » fait remarquer Claudia Brink, collaboratrice scientifique des Collections nationales de Dresde et commissaire de l’exposition au musée du Luxembourg. Et parfois, ils ne portaient pas non plus beaucoup d’importance aux conditions dans lesquelles les œuvres étaient acquises. Bien que relevant d’abord d’une démarche scientifique, les missions ethnographiques du XIXe et du début du XXème siècle ont pu parfois se résumer à du pillage d’œuvres d’art. Le musée du Quai Branly retrace l’histoire de ses collections, à travers un parcours dédié dans son exposition permanente. Dans les coulisses, des recherches sont initiées, figurant parmi les « priorités » du musée, pour retracer l’itinéraire des œuvres acquises durant la période coloniale. Tel est le cas pour la Mission ethnographique Dakar-Djibouti (1931), qui fera l’objet d’une exposition en 2025.

Pour le peuple Dogon (Mali), les masques représentent des objets cultuels. Extraits de leur contexte d’origine, détournés de leur fonction rituelle, ils sont devenus des œuvres d’art sous le regard des Occidentaux. © Alexandra Pignolet
Pour le peuple Dogon (Mali), les masques représentent des objets cultuels. Extraits de leur contexte d’origine, détournés de leur fonction rituelle, ils sont devenus des œuvres d’art sous le regard des Occidentaux. © Alexandra Pignolet

Selon Felicity Bodenstein, le processus de décolonisation a amené les musées à développer une forme d’amnésie quant aux conditions d’acquisition de certaines œuvres d’art. Quand une réalité devient embarrassante, elle est occultée. La colonisation fait partie de ce type d’histoire que l’on « digère souvent en silence » affirme l’historienne de l’art.  Elle précise qu’une des stratégies alors développée par les musées est par exemple une « esthétisation des collections ». C’est ce que fit pendant longtemps le musée du Quai Branly, mettant en avant les qualités artistiques des œuvres, reléguant à l’arrière-plan leur contexte d’acquisition.

Le retard des musées français 

« L’histoire coloniale, c’est une grande histoire. Elle a marqué les territoires, elle a produit des arts. Et pourtant, il n’existe pas de musée spécialisé en France » explique avec véhémence Pascal Blanchard, qui souhaite qu’un musée de la colonisation voit le jour. D’ordinaire, c’est seulement par des thématiques associées, comme l’esclavage ou le racisme que les musées français évoquent le passé colonial. Selon l’historien, le risque est de « fracturer les mémoires au lieu de les fédérer ».

A contrario, d’autres pays européens disposent d’une institution muséale dédiée à leur passé colonial. Aux Pays-Bas, le Wereldmuseum, ancien musée colonial d’Amsterdam, cherche à déconstruire son héritage, en mettant au jour son influence sur le présent. Il organise ainsi régulièrement des expositions temporaires, tel que le montre l’actuelle « Our colonial inheritance » (2024). En Allemagne, l’exposition berlinoise intitulée « Colonialisme allemand » (14 oct. 2016 – 14 mai 2017) a dressé un panorama conséquent sur la question, de la glorification de la colonisation d’hier aux débats d’aujourd’hui. Claudia Brink précise justement qu’en Allemagne, dialoguer sur un héritage douloureux, faire un travail de mémoire est beaucoup plus commun qu’en France, du fait notamment du passé nazi allemand.

Selon Pascal Blanchard, nous faisons face à une « situation paradoxale » : en France, pays par excellence des musées, il y a une demande sociale, mais pas d’espace muséal pour y répondre. Il estime que la création d’un tel musée dans l’espace public aurait été trop polémique. C’est « une mémoire qui n’est pas pacifiée » assure l’historien, ajoutant :

Il y a un cheminement complexe sur la manière d’appréhender ces récits et ces images et ces imaginaires et cette histoire, parce qu’elle a encore des effets sur le présent.

Une de journal, Paris Match, septembre 1973. une femme à la fenêtre, la tête dehors, un homme en costume gauche et une femme à droite. Ils sont de profils. Le titre : Les français sont-ils racistes ?
Cette Une de Paris Match (1973), présentée dans la nouvelle exposition permanente du musée de l’histoire de l’immigration, illustre la volonté de l’institution de montrer les liens entre colonisation, immigration et racisme. © Alexandra Pignolet

 

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