Être une “vieille fille” : et pourquoi pas ?

Être célibataire et sans enfant à plus de quarante ans paraît, encore aujourd’hui, presque anormal. Comme si, au fond, on ne pouvait vouloir que ça. Dans un brillant essai, Marie Kock rappelle que, justement, il est possible de désirer autre chose. Et de vivre une autre vie.

Elle vit seule et n’a pas raté sa vie pour autant. Journaliste, autrice et professeure de yoga, Marie Kock signait en 2022 un ouvrage mêlant à la fois essai féministe et récit personnel, qu’elle a baptisé Vieille fille (aux éditions La découverte). Dotée d’une plume aussi agréable que précise, elle a noirci environ deux cent pages de références culturelles, de souvenirs de son passé et de ses propres réflexions pour en finir les idées reçues sur la figure de la vieille fille, à la fois méprisée et souvent stigmatisée. Non sans humour, Marie Kock replace ainsi une idée fondamentale sur le devant de la scène : celle d’une indépendance choisie à la place d’une solitude imposée et masquée. 

Comment a germé l’idée de ce livre dans votre esprit ?

Ma réflexion est là depuis longtemps, mais l’idée d’en faire un livre a germé à un moment de prise de conscience. Je me suis rendue malheureuse pendant des années avec ces questions du célibat et de la maternité éventuelle, sans jamais trouver de solution. Après quelque temps en retrait des affaires sentimentales, j’ai réalisé que ça n’allait pas si mal que ça. Finalement, ce qui restait, c’était les scories de ce que j’avais toujours appris à penser, qu’une vie réussie ne se fait qu’avec un compagnon stable et des enfants. Ma vie était-elle vraiment ratée ? Non, et surtout, j’ai perdu tellement d’années à ne pas me poser les bonnes questions. J’ai pensé que le raconter pourrait aider d’autres femmes à se libérer d’un tel poids un peu plus tôt que moi.

Cela découle-t-il d’un déclic, à travers une lecture ou une observation par exemple, que vous pouvez nommer ?

Le déclencheur, c’est l’histoire ratée de trop où j’allais encore laisser des plumes. Après ça, j’ai ressenti une sorte de fatigue et de découragement. C’était aussi un moment où je cherchais plus de paix, une vie moins intense. Au départ, c’était comme une sorte de test, de repos rapide : je ne pensais rester célibataire que quelques jours, semaines ou mois. Un peu comme on va se mettre au vert à la campagne avant de reprendre la vie trépidante. Et j’ai réalisé que je n’avais pas envie de retourner à la vie sentimentale. Finalement, l’existence déchargée de toutes ces angoisses me convenait et j’arrivais à reprendre ma vie en main.

Au milieu du livre, vous vous placez intelligemment en opposition à l’exploratrice Alexandra David-Neel et à ses exploits. Votre livre est-il, aussi, une ode à une vie indépendante qui soit malgré tout ordinaire ? 

C’est un plaidoyer pour une vie modeste. J’ai vraiment désiré avoir un compagnon et des enfants, mais cela ne s’est pas produit. La question c’est : que faire quand la vie ne nous donne pas ce que l’on espérait ? Mon livre est presque une éthique du contentement pour parvenir à la vie la plus juste et la plus joyeuse possible. Et tout n’a pas besoin d’être extraordinaire. Par ailleurs, pourquoi devrait-on troquer une vie de couple et de famille possiblement médiocre pour une vie spectaculaire et impressionnante ? Il y a cette idée qu’il faut impressionner socialement pour défendre son célibat. Moi je pense qu’au contraire, la grande richesse de la vie seule, c’est d’avoir le temps et le cerveau disponible pour ne pas faire grand chose. 

« Que faire de soi quand on ne s’occupe pas d’un autre ? », écrivez-vous. Vous mentionnez beaucoup la pensée, l’intellectuel, notamment en prenant le temps de réfléchir et de penser pour rien. Être célibataire correspond-il à retrouver une part de son cerveau ? 

Totalement ! C’est d’ailleurs un des premiers effets que je repère quand je me retire du game amoureux : je récupère mon cerveau. Je suis plus concentrée, je me rends compte de tout l’espace de pensée occupé par les relations amoureuses, je le sens s’ouvrir presque physiquement dans ma tête. J’ai davantage le temps de lire, de m’intéresser à des choses un peu niche. L’exemple le plus marquant, c’est les oiseaux : depuis des années, je veux apprendre à les reconnaître, et d’un coup, j’ai le temps et la patience. Ça ne sert à rien mais ça me plait intensément. Être stable émotionnellement libère un espace pour rajouter une couche sensible à la vie. Je cherche alors à enrichir le monde dans lequel je vis déjà. 

Vous abordez très joliment votre amour pour Marseille, mais aussi votre « lieu à soi », votre appartement. En quoi l’endroit peut-il être un foyer, au même titre que le couple ou la vie familiale ? 

Partager son espace, une étape presque obligée en relation, m’a toujours paru un peu aberrant. Je développe avec mon appartement une relation de refuge, où je peux me couper du reste du monde. Le célibat m’a aussi permis d’affirmer ce besoin d’être seule, qui n’est pas toujours compris ou accepté. J’aime avoir un endroit où je prends bien soin de moi. On parle beaucoup de charge mentale, du partage des tâches. Moi qui suis à tendance maniaque, je peux l’assumer chez moi sans avoir besoin de le négocier avec quelqu’un. 

Vous parlez beaucoup de vos amitiés, notamment féminines. Quelle place ont-elles dans votre vie et pourquoi n’accorde-t-on pas, selon vous, la même importance aux amis qu’aux compagnons ?

Les amitiés sont des relations d’amour qui sont moins névrotiques car le désir fait marcher des névroses qui se répondent. C’est moins simple d’être cohérent dans un désir amoureux que dans une relation amicale. Mes amis n’ont pas de devoirs envers moi et je n’ai pas de droit sur eux, nous ne sommes pas liés par un contrat, qu’il soit tacite ou non. Ils supportent la distance, l’incompréhension, le changement des parties sans sentiment de trahison. En amitié, on se laisse plus vivre. Ce qui permet, surtout quand on s’est débarrassé du couple, de voir ses amis pour la simple et bonne raison qu’on les aime. L’absence de ce contrat rend probablement l’amitié moins rassurante aux yeux des gens. Il y a quelques années, dans un article du New York Times, une femme racontait avoir déménagé pour suivre sa meilleure amie… ce que son entourage ne comprenait pas ! Pourtant, tout le monde comprend qu’une femme puisse suivre son compagnon parti travailler à l’autre bout du monde. L’amitié est moins valorisée car même dans un couple qui ne marche plus, il y a un lien socialement valorisé qu’est celui du « pour la vie ». Or je pense que ce sont les amitiés qu’il faut soigner en priorité.

Vous abordez avec pertinence la question de l’argent et du rapport à la consommation de la femme indépendante. Pensez-vous qu’une politisation de la veille fille est possible ? 

Elle est politisable mais elle n’est pas encore politisée. Il y a cette idée de l’amour qui est un partage, et notamment un partage financier. Je ne dis pas que chacun devrait garder son argent, mais je m’interroge sur la raison pour laquelle il faudrait le partager avec son compagnon pour capitaliser les forces. L’indépendance financière des femmes demeure l’une des clés de leur liberté. Politiser la vieille fille permettrait ainsi de remettre en question le partage des richesses. Rester avec quelqu’un qu’on ne peut pas quitter à cause de l’argent et d’une perte de qualité de vie, je trouve cela atroce. Et cette qualité de vie n’est clairement pas désignée au bon endroit. En tant que célibataire de 45 ans, j’ai une vie moins abondante que si j’étais en couple, mais j’estime que ma qualité de vie n’a pas de prix. Ça passe par le fait d’être libre, tout en payant évidemment mes factures et en répondant à mes obligations. Mais c’est ici qu’est ma liberté : je peux bifurquer car mon niveau de vie ne dépend que de moi. 

En 2022, sur France Culture, vous disiez que celle qui a « abandonné la partie » porte une « parole dissonante », presque dangereuse tant elle « pourrait donner envie aux femmes mariées de vivre autrement ». En quoi la vieille fille est-elle une menace ? 

J’ai la presque certitude que le rôle social de la vieille fille, c’est d’être un épouvantail, une image repoussoir qui sert à dire aux femmes de ne pas trop en demander ni d’être trop regardante. On l’affuble de mots contradictoires, entre la vieille fille qui ne sait pas gérer son argent et la vieille aigrie très économe voire radine. Il n’y a pas de caractéristique fixe, et pourtant, elle ne fait jamais comme il faut. C’est aussi pour dire que le couple, ce n’est pas toujours marrant, la vie familiale pas toujours facile, mais que c’est la vraie vie. C’est dire « la vieille fille a l’air libre, mais ce n’est qu’une illusion ».

Ce schéma d’indépendance que vous décrivez est-il aujourd’hui valable, respecté, entendu ? Peut-on espérer du célibat qu’il puisse simplement exister ? 

Mon rêve, ce n’est même pas que le célibat ne soit plus mal vu, car malgré le fait que ça bouge un peu, la pression reste très forte. Je l’ai d’ailleurs beaucoup ressenti lors des rencontres après la sortie du livre, où je m’attendais à des femmes de mon âge ou plus vieilles. Or il y avait énormément de jeunes femmes soumises à une pression quasiment similaire à la mienne. En réalité, j’aimerais qu’être célibataire, mariée, mère ou sans enfant ne soit même plus une catégorie ; que ce soit aussi signifiant que d’avoir une voiture, que d’être locataire ou propriétaire. Moi-même, je ne me sens pas célibataire tant le mot n’a plus de sens. Ça ne me caractérise pas plus que d’être brune et pas blonde. Mon utopie, c’est de voir cette catégorie tomber plutôt qu’être revalorisée. 

Un passage de votre livre est dédié à la maternité, dans lequel vous parlez très joliment de vos neveux en disant aimer les enfants des autres. Pourquoi est-ce encore moins valide que d’avoir les siens ? 

J’ai l’impression que le fond du problème, c’est cette histoire de possession. On veut un homme à soi, une famille à soi, un bébé à soi. J’ai toujours été épatée que les femmes sans enfants soient soupçonnées de ne pas les aimer du tout, alors que l’on considère celles qui veulent le leur comme aimant les enfants en général. En réalité, ce sont des questions liées à la fin de vie. Les enfants à soi, c’est l’assurance de quelqu’un qui aura le devoir moral de s’occuper de vous jusqu’à la fin, peu importe l’état de vos relations. C’est rassurant pour énormément de gens et je suis moi-même un peu terrifiée de ne pas avoir ça. Mais est-ce une raison suffisante pour faire des enfants ? Je ne suis pas sûre. 

Votre introduction, portée sur votre presque noyade à Marseille, est plutôt mémorable. En quoi ce passage introduit-il le propos de votre essai ? 

Je pense que c’est lié à une façon dont on peut accepter ou non le fait qu’on va mourir, encore une fois. Avoir des enfants, c’est quand même passer le relais à la génération suivante, laisser une trace de son passage sur terre. C’est une obsession dont on parle relativement peu et qui, je pense, conditionne pourtant beaucoup de nos relations humaines. Comment faire alors pour laisser une trace lorsque l’on n’a pas d’enfants ? 

Comment avez-vous sélectionné les références culturelles utilisées, et avez-vous été marquée par l’une en particulier ? 

Il y a une partie d’enquête, bien entendu, mais j’ai aussi puisé dans mes anciennes lectures. L’important, c’était d’assumer que ma pensée se construit autant avec la télé-réalité que des écrits savants. Je trouve que les essais ont parfois une sorte de posture universitaire qui se base uniquement sur les sciences sociales. Or, ma réflexion à moi se construit autant sur La villa des coeurs brisés que sur les écrits de Foucault. C’était capital d’assumer cela en montrant que la pensée est accessible à tous, peu importe le matériau. La référence que j’ai découverte et qui est devenue l’une de mes héroïnes, c’est Voltairine de Cleyre. Cette anarchiste qui met le doigt sur la permanence du lien, qui rend le mariage impossible et l’union vouée à l’échec, j’ai trouvé ça génial. Découvrir que Mary Poppins était une vieille fille, c’était aussi une bonne surprise ! 

Comment expliquez-vous ce choix de mélanger essai et récit personnel ? 

C’était un choix très clair dès le départ. D’abord parce que cela fait partie de ma réflexion sur la forme que devraient prendre les essais. Mais aussi parce que je trouve que partir d’une situation qui nous est propre permet une réflexion plus nuancée, et surtout qui met en lumière des contradictions internes. Évidemment que c’est un essai féministe, mais dans certains textes militants il y a parfois un programme de la bonne pensée. Où je me dis que je ne suis pas au niveau, pas assez déconstruite, pas assez bonne féministe. Partir de soi, c’est avouer ses contradictions. Ce qui m’a beaucoup coûté dans le livre, même sur une demi-phrase, c’est d’avouer que je suis un peu grossophobe. Mais je trouve important de dire ces choses plutôt que de clamer « on a détesté les vieilles filles mais elles ont tout compris, c’est les meilleures ! ». Je savais que mes pensées avaient une chance d’être comprises par d’autres, sans faire la conclusion définitive que le célibat c’est super et que le couple c’est de la merde.

Quelles ont été les réactions depuis que le livre est sorti ? 

J’ai reçu beaucoup de remerciements de femmes qui se sentaient seules dans leur réflexion, et qui tout d’un coup se sentaient comprises et rassurées de voir que c’était un propos défendable et argumenté. J’ai aussi eu quelques personnes qui ont offert ce livre à leurs parents, en leur disant « voilà ce que j’essaye de t’expliquer depuis des années ! ». Plus étonnamment, j’ai aussi reçu quelques messages d’hommes, notamment hétéros et cis, qui se sont reconnus, malgré une expérience différente de celle des femmes, dans cette pression à la vie réussie par le couple et la parentalité. 

Vous sous-titrez votre livre “Une proposition”. De quelle proposition s’agit-il ?

C’est à la fois une hypothèse que j’écris, car le livre n’est pas là pour démontrer de façon indiscutable que le célibat, c’est mieux. C’est aussi une proposition car le but n’est pas que tout le monde quitte son compagnon ou sa compagne et abandonne ses enfants sur le bord de la route ! C’est inviter à réfléchir à ce que veut dire le couple, la transmission, l’argent, le rapport à la peur, l’absurdité de l’existence… à travers la figure de la vieille fille. 

Au cours d’une table ronde en 2022, vous expliquiez détester le mot “célibattante”. Pourquoi et quelle est sa signification ?

Je le trouve dangereux car c’est une forme de justification du célibat à travers une vie à cent à l’heure, ainsi qu’une valorisation de l’intensité et de la production. Une femme sans enfants, c’est une femme qui biologiquement ne produit pas. La célibattante est la vision capitaliste par excellence car si elle ne produit pas d’enfant, il faut qu’elle produise de la richesse – on la voit d’ailleurs souvent dans des grandes réunions à brasser de la thune. C’est remplacer une vision de la femme productrice par une autre. 

Vous concluez votre livre en déclarant vouloir être un terrain vague, une friche, comme on en trouve notamment à Marseille. Qu’est-ce que vous entendez par là ? 

C’est exactement la continuité de mon propos sur la célibattante ! J’aime l’idée de vivre sans être préoccupée par mon rendement, par le fait de produire des choses. C’est aussi accepter que, globalement, on traverse une vie en étant à peu près inutile. On peut s’imaginer qu’en étant une roseraie impeccablement taillée on a mieux réussi sa vie, mais en réalité, je ne vois pas beaucoup de différences entre la roseraie et les mauvaises herbes. Penser en friche, ça permet une forme d’humilité et de contentement, d’être content d’être satisfait. Cela me paraît être un bon but dans la vie. 

En parlant de Gaby du film Spinster, vous écrivez que le film a le mérite de « susciter un espoir : celui de reconnaître qu’on peut s’être trompé sur ce que l’on croyait vouloir, et d’embrasser la possibilité de vouloir quelque chose de différent ». Cette phrase pourrait-elle résumer votre livre ? 

Complètement, et cela vaut pour toutes les étapes de la vie. J’ai été très aidée dans cette réflexion par le consentement : pouvoir se dire qu’à midi on a envie, qu’à midi deux on a plus envie, et que c’est possible, qu’on a le droit de changer d’avis. C’est une révolution pour la façon dont une femme peut envisager une vie amoureuse et une vie en général. C’est donner le droit de se tromper, ce qui est mal vu socialement. Se donner le droit de la friche et de l’errance, c’est ce qui fait une vie riche. Et, me semble-t-il, de façon plus mystique, c’est aussi ce qui fait la beauté de l’expérience humaine. 

 

Propos recueillis par Nina Malleret

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