L’histoire des « Marmignon Brothers » est une success story. Jeunes entrepreneurs venant d’une famille modeste des Hauts-de-France, Corentin et Clotaire, sont allés à force de persévérance à Hollywood réaliser leur rêve.
En 2013, les deux frères découvrent le monde du cinéma. Si leur premier objectif était d’ouvrir une boîte de production et distribution de DVD sur le marché français, rapidement, Corentin et Clotaire sont confrontés à des problématiques liées notamment à la traduction des films qu’ils proposent. Quelques années plus tard, cette problématique deviendra une opportunité. Ensemble, ils créent la première application qui permet d’apprendre l’anglais de manière ludique grâce à des films : E-Dutainment – la contraction anglophone du mot « education » et « entertainement » – le divertissement. Le benjamin de la fratrie, Clotaire, revient sur l’origine de ce projet original.
Interview réalisée le 22 décembre 2023
Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à vous tourner vers la production et distribution en streaming de contenus pédagogiques ?
Nous avons passé beaucoup de temps dans les universités américaines, notamment à Stanford. On s’est rendu compte que dans les librairies universitaires, il y avait énormément de contenus vidéos pour les étudiants. Dans le système anglo-saxon, en règle générale, il y a plus de travail personnel que du travail en classe. Avec Corentin, on a trouvé cette méthode très intéressante. Elle correspondait à une des problématiques qu’on avait à l’époque : nos films n’étaient pas traduits. En transformant le problème en opportunité – c’est à dire en gardant le film dans sa langue d’origine – on pouvait distribuer nos contenus en anglais tout en proposant une plateforme sécurisée qui permettrait de lire de la vidéo à la fois pour le professionnel et pour le fun. C’est là qu’on s’est lancés.
L’une des raisons pour laquelle vous n’avez pas continué dans la distribution de film anglophones sur le marché français est l’absence de traduction. On dit souvent que les Français et l’anglais font deux. Pour vous, ce constat veut-il dire qu’il faudrait trouver une nouvelle manière d’apprendre cette langue ?
On ne peut pas proposer d’apprendre l’anglais comme on le faisait à l’époque. Quand nous étions étudiants à Paris, nous avions accès une application qui s’appelait « Tell Me More », et nous étions obligés de travailler dessus deux heures par semaine. Il fallait répéter des phrases barbantes comme « Where is Brian ? ». Avec « E-Dutainment », on s’est dit, que si nous voulions intéresser les étudiants, il nous fallait aussi du contenu cinéma, et pas seulement du contenu marketing. Il nous fallait du contenu fun, et que les étudiants ne se sentent pas jugés, évalués à tort et à travers. Au fond, qu’il y ait une approche où l’on est en détente, mais on va apprendre quelque chose. Il y a des étudiants qui sont à l’aise sur les matières financières, mais dès qu’on commence à faire les cours en anglais, ont un blocage. C’est là qu’on se rend compte que nos mauvais souvenirs de la primaire ou du collège peuvent être un frein pour votre carrière, car vous n’aurez jamais envie de développer plus que ça votre apprentissage de l’anglais.
C’est donc à partir de là que naît « E-Dutainement ». Comment se déroule la mise en place de votre application ?
Nous n’avions pas d’épargne et n’étions pas en capacité de poser des centaines de milliers d’euros sur la table pour lancer le projet. Alors nous avons fait un prêt d’honneur et emprunté ce qu’on pouvait. On a pu obtenir 50 000 euros. Mais pour créer la plateforme, acheter des vidéos et créer du contenu, ce n’était pas grand chose. On a commencé comme ça et en faisant de notre mieux. Nous avons rencontré un développeur qui a construit la plateforme, nous avons travaillé sur la partie pédagogique, sourcé tous les éditeurs de contenus pédagogiques, fait des vidéos nous-même avec des professeurs de Stanford et sourcé les studios. En 2017, nous lançons notre première version de l’application avec trois écoles et mille étudiants pour commencer. Mais très vite, nous comprenons que pour faire du chiffre d’affaire il faut du volume, d’autres clients. On se rend compte de la portée que l’on a sur l’apprentissage. On a par exemple des contenus marketing sur le club de foot Manchester City, et Disney. C’est bien plus fun d’apprendre sur des cas concrets comme ça que sur des documentaires.
Votre application, « E-Dutainment », permet donc d’apprendre l’anglais de façon ludique grâce à des vidéos, c’est bien ça ?
Exact. On propose du contenu divers que ce soit des films, des vidéos sur Messi ou Ronaldo, ou encore sur Marianne ou Charles de Gaulle et tout est gamifié sous la forme de questions/réponses. Avec « E-Dutainment », nous avons les standards d’une plateforme de streaming et la qualité d’une formation professionnelle. En plus, nous avons un partenariat avec France Connect pour permettre à nos utilisateurs de préparer et passer le TOEIC et le English 360 qui sont deux diplômes de compétences linguistiques reconnus. L’objectif c’est qu’il n’y est aucun complexe dans l’apprentissage de la langue, car il n’y ait aucune raison d’en avoir ! A l’origine, apprendre une langue doit être quelque chose de fun. On le fait en s’amusant et on ne doit pas voir cela comme une contrainte.
Quel est son fonctionnement ?
Les utilisateurs passent tout d’abord un test de positionnement en accord avec le cadre européen de référence pour les langues (CECRL) pour connaître leur niveau : B1, B2, C1 etc. Tous, ont ensuite accès au même contenu. Mais le parcours est fait sur mesure et les questions posées sont adaptées en fonction du niveau. En répondant aux questions, les utilisateurs gagnent des points et ces points les amènent à un certain niveau. Si on se trompe, la question est reposée ensuite. Pour que l’ensemble soit plus fun, en fonction de la réponse donnée – si elle est bonne ou mauvaise – un extrait de film est joué. Vous pouvez par exemple avoir un extrait de Forrest Gump qui dit « t’es un génie Gump! » En plus du contenu vidéo, il y a également une partie pédagogique que l’on détient, à destination des entreprises, où un formateur suit l’utilisateur de A à Z et l’accompagne sur qu’il peut avoir.
On sait bien qu’il n’est pas toujours évident de fidéliser l’engagement des utilisateurs – même avec une méthode ludique. On peut vite se retrouver à oublier d’utiliser une application. Comment faites-vous pour favoriser l’engagement des utilisateurs ? Avez-vous mis en place des fonctionnalités interactives ?
Nous voulons encourager les utilisateurs à dépasser leurs limites, et nous travaillons constamment sur le suivi de leur progrès. Nous avons créé en interne une plateforme qui permet automatiquement de relancer les utilisateurs. Si au début de la formation, ils ont indiqué vouloir suivre cinq leçons ou voir dix films par mois et qu’ils n’ont pas rempli leur objectif à la fin du mois, ils recevront un mail pour les avertir. En ce moment, je suis en train de négocier les Harry Potter pour 2024, alors on peut imaginer que l’utilisateur reçoive un mail avec une photo du personnage de Rogue où il est dit « tu n’est pas un bon élément » suivi de son nom personnalisé. On joue vraiment sur le côté expérience parce que dans l’apprentissage c’est ce qui est primordial pour les jeunes d’aujourd’hui.
En plus des films en version originale, vous proposez également des leçons en anglais. Finalement, peut-on dire que « E-Dutainment » est la combinaison entre une plateforme de streaming comme Netflix et Duolingo ?
Carrément ! Mais nous avons plus de possibilités avec « E-Dutainment » en terme de fun et de ressources que Duolingo. C’est une très bonne plateforme pédagogique avec un budget énorme et qui permet d’apprendre toutes les langues mais son contenu reste basique. La chance que nous avons, c’est qu’on travaille avec l’intelligence artificielle. Avec elle, nous élaborons en ce moment une nouvelle fonctionnalité qui permettra de travailler la prononciation des mots. Par exemple, pour une personne qui travaille dans l’hôtellerie et doit dire « c’est en haut à gauche », nous pourrons chercher des vidéos ou créer des voix off avec cette phrase et l’apprenant pourra répéter cette phrase. Les mots bien prononcés seront en verts et les autres en rouge.
Comment êtes-vous parvenus à convaincre des studios comme Paramount de s’associer avec vous et de laisser leurs contenus être utilisés pour apprendre l’anglais ? J’imagine que ça n’a pas été simple…
Les premiers studios que nous avons signés étaient : Sony, Paramount et Universal. Il faut savoir que pour les studios, leur mission première, c’est de faire du chiffre d’affaire et ils ne voient pas l’intérêt de travailler avec une boîte de pédagogie. Comme nous étions sûrs, nous avons insisté. Nous avons commencé avec une vingtaine de films dont Forrest Gump, Retour Vers Le Futur, et Mission Impossible. Aujourd’hui, nous avons 15 000 vidéos pédagogiques et films confondus. Par ailleurs, cette année nous avons signé avec Warner. J’étais en négociation avec eux depuis novembre 2018. C’est un processus qui est très long. Ils ont l’habitude plutôt de travailler avec des compagnies aériennes, des cinémas ou des plateformes de streaming. Mais sur l’éducation, il n’y avait personne avant nous. Aujourd’hui, la difficulté c’est que tous les studios lancent leur propre plateforme de streaming et limitent le nombre d’entreprises qui peuvent distribuer leur film. Cela fait cinq ans par exemple que nous essayons d’obtenir un accord avec Disney.
Aujourd’hui, qui sont vos clients, et combien d’utilisateurs comptez-vous ?
Nous travaillons à fois avec des cités scolaires – collège et lycée – des écoles dans les études supérieures, et des acteurs professionnels. Les secteurs d’activité sont variés : du camping aux banques, en passant par des entreprises de distribution ou d’hôtellerie. Récemment, nous avons été contactés par Intersport. Et même si le contrat n’est pas encore signé, il est en bonne voie. Pour cette entreprise qui prépare les Jeux Olympiques, l’objectif est de former les store managers et responsables de boutique pour accueillir du monde dans de bonnes conditions. De plus, en ce moment, nous travaillons avec Acadomia sur la possibilité d’un partenariat pour des cours de soutien en anglais, où l’aspect digital est de plus en plus important. Nous apportons du nouveau contenu et une méthode innovatrice pour perfectionner l’anglais. Mais l’application est aussi disponible grâce au compte personnel de formation (CPF). Depuis sa création, nous avons comptabilisé entre cinquante et soixante milles utilisateurs. Mais cela fait quelques temps que j’ai arrêté de regarder cet indicateur. Ce qui compte vraiment, c’est le niveau gagné et non le nombre d’utilisateurs : voir si des progrès sont faits et à quelle vitesse.
Quand vous regardez en arrière, en 2013 avec votre premier stage aux États-Unis, en 2017 avec la première version de « E-Dutainment », à quoi pensez-vous ?
Ce projet, c’est mon premier enfant. Même si là je suis papa c’est différent (rire) ! Mais vu le budget de départ qu’on avait, ce qu’on a fait, comment on l’a transformé etc.. Quand on voit le bébé grandir avec toutes les galères que l’on a connu au début – parce que personne ne nous faisait confiance et qu’on n’est pas connu – quand on voit avec le non-réseau qu’on avait et, qu’aujourd’hui, dix ans après, Rolex et l’Ambassade des États-Unis ont travaillé avec nous… Je ne veux pas dire que je suis fier de moi, car ce ne serait pas humble, mais je mesure les progrès faits.
Cette année vous avez remporté les Trophées d’Avenir d’Europe 1 dans la catégorie éducation. Depuis, quel changement observez-vous ? Avez-vous reçu plus de demandes de partenariat avec des entreprises ou des écoles ?
Après les Trophées d’Avenir, nous n’avons pas voulu nous précipiter. Le jour de la remise des prix, nous avons pu rencontrer des clients et créer du contact avec des potentiels partenaires qui sont ensuite revenus vers nous ou qui ont parlé de nous à leur entourage. C’est comme ça que le jour où nous avons été contacté par Rolex, nous pensions qu’il s’agissait d’une erreur ou d’un spam. Nous ne faisons pas de publicité alors si des personnes viennent à nous c’est qu’ils veulent travailler avec nous. Notre objectif est de pouvoir mesurer dans les quelques mois qui arrivent l’efficacité de notre accompagnement pour apporter les bonnes clés aux utilisateurs et aider nos partenaires et clients à remplir leur objectif.
En parlant d’objectif justement, quels sont les vôtres pour 2024 ?
Notre premier objectif est d’asseoir notre positionnement dans l’apprentissage de l’anglais en France au travers de l’innovation et notamment l’IA. Il y a dix ans dire que l’IA allait permettre de mieux apprendre l’anglais, on aurait eu du mal à imaginer pourquoi. Aujourd’hui, c’est réel. Avec l’IA, nous aimerions aussi faciliter l’apprentissage de l’anglais pour les élèves qui ont un peu plus de difficulté. Mon frère et moi somme très sensibilisés au handicap et il n’y aucune raison que ceux qui partent avec un handicap soient pénalisés dans l’apprentissage d’une langue. Notre second objectif est d’étendre notre champ d’action à l’international. Récemment, nous avons eu une boîte dans le luxe qui souhaite que l’on forme ses collaborateurs au Brésil et au Portugal. Nous pourrions nous lancer dans d’autres langues, et notamment le français. L’apprentissage du français représente un énorme marché qui concerne les étudiants étrangers et les réfugiés pour faciliter leur intégration. Faire rayonner la France et le français, c’est quelque chose qui nous intéresse. Si on veut que les gens puissent s’épanouir, et qu’ils connaissent l’identité française, il faut leur donner les bonnes clés. Et puis, notre rêve, à moi et mon frère c’est de retourner aux États-Unis et faire apprendre aux américains, le français avec Le Dîner de cons ! (rire) On n’est pas le pays du cinéma mais on a de beaux succès.